Alexandre Soljénitsyne, « Le déclin du courage »

Alexandre Soljénitsyne, « Le déclin du courage »

July 20, 2023
Interludes

Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage, paru aux éditions Les Belles Lettres en 2014

La convergence #

Un aveuglement persistant – le sentiment d’une supériorité illusoire – entretien l’idée que tous les pays de grande étendue existant sur notre planète doivent suivre un développement qui les mènera jusqu’à l’état des systèmes occidentaux actuels, théoriquement les meilleurs, pratiquement les plus attrayants ; que tous les autres mondes sont seulement empếchés temporairement – par de méchants gouvernants ou par de graves désordres internes, ou par la barbarie et l’incompréhension – de s’élancer dans la voie de la démocratie occidentale à partis multiples et d’adopter le mode de vie occidental. Et chaque pays est jugé selon son degré d’avancement dans cette voie. Mais, en réalité, cette conception est née de l’incompréhension par l’Occident de l’essence des autres mondes, qui se trouvent abusivement mesurés à l’aune occidentale. Le tableau réel du développement de notre planète a peu de chose à voir avec cela.

Le malaise qu’on ressent devant l’éclatement du monde a également donné le jour à la théorie de la convergence entre l’Occident – plus avancé – et l’Union soviétique, construction flatteuse qui oublie seulement que le développement de chacun de ces deux mondes ne les conduit absolument pas vers une fusion, et que l’on ne saurait même transformer l’un sur le modèle de l’autre sans employer la violence. À cela s’ajoute que la convergence implique obligatoirement que chacun des deux pays adopte aussi les vices de l’autre, ce qui n’aurait guère d’avantages pour personne.

Si c’était dans mon pays que je prononçais aujourd’hui ce discours, j’aurais choisi de concentrer mon attention, dans ce schéma général de l’éclatement du monde, sur les malheurs de l’Orient. Mais puisque depuis quatre ans je suis contrait de vivre ici et que j’ai devant moi un auditoire occidental, il sera plus utile que je présente, tels que je les vois, quelques traits de l’Occident contemporain.

Le déclin du courage #

est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l’Occident d’aujourd’hui. Le courage civique a déserté non seulement le monde occidental dans son ensemble, mais même chacun des pays qui le composent, chacun de ses gouvernements, chacun de ses partis, ainsi que, bien entendu, l’Organisation des Nations unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société tout entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel, mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, dans leurs discours, et plus encore dans les considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un Etat sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu’on se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d’un accès subit de vaillance et d’intransigeance – à l’égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement hors d’état de rendre un seul coup. Alors que leur langue sèche et que leurs mains se paralysent face aux gouverments puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l’Internationale de la terreur.

Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-courant de la fin ?